Speaking In Tongues
Guided by Voices

Joseph Brodsky
(1940-1996)

Traduit du russe par Anatoli Velitchko



LE VOL NOCTURNE 

 
Dans le ventre d’avion j’errais dans la nuit
et scrutais les étoiles,
et une clé égarée dans ma poche faisait bruit,
inutile en cavale.
Le raisin au-dessus imitait l’acrobate
de l’angoisse et du moche.
Loin était de moi mon natal Leningrad
et les sables étaient proches.
 
L’aile d’avion s’approchait de la lune en acier
en éclat terne et laid.
Un Tchétchène à côté vomissait, et coulait
l’immondice sous mes pieds .
Mon cerveau, tel glaçon dans un verre, frémissait.
Au-dessus d’un sixième
de la Terre, le saint bicéphale vissait
ses deux nimbes dans le ciel.
 
Je fuyais le destin, les cieux bas, je quittais
tous mes jours allongés,
toutes les chambres où je mourrais et puis ressuscitais
dans un lit étranger .
Je fuyais les paroles qui serraient la raison
en étau sans issue,
et les mains que je saisissais et puis dont
je tombais vers le Sud.
 
Quel bonheur qu’elle est vraie, si l’on en a besoin,
la rondeur de la Terre,
que ton ?il ne prends pas liberté de son coin,
mais non plus – à l’envers.
Dans la poche de l’espace tu creuseras avec peine
une sortie, et vas-y
assécher de l’argent des larmes européennes
dans le vent de l’Asie.
 
Souffle donc dans mes ailes, pas pour crainte et pour tort,
mais plutôt pour la honte.
Me noierai-je dans les sables, en montagne trouverai-je mort,
ou passerai-je à bon compte –
c’est pareil dans les yeux du mortel souvenir.
Soit c’est la mégapole
des nuages va un tel citoyen accueillir,
soit la terre lui sera molle –
 
mais tu apercevras, ne m’ayant pas trouvé
en plein jour, en lumière,
les moteurs d’un avion farouchement travailler
décollant de la terre.
Miroirs des radars se souviennent de moi,
le ch?ur des haut-parleurs –
hors du temple tu en entendras la voix :
Oublie tous les malheurs!
Là, très haut, dans le ciel, est un être humain,
il regarde dans l’abysse
et il serre une grappe de raisin dans la main
comme un jeune Dionys.
1965


Postscriptum

 
Il est dommage que ce qu’est devenue
ton existence pour moi, ne fût pas devenue
mon existence pour toi.
…Combien de fois
je lance sur un terrain désaffecté
mes deux kopecks ornés du globe terrestre
dans le cosmos des fils téléphoniques –
une tentative désespérée d’élever
l’instant de connexion.
Eh bien ! hélas,
à celui qui n’a pu substituer
soi-même au monde entier, il ne lui reste
qu’à tourmenter sans cesse le disque, comme si
c’était une table à la séance de spiritisme,
en attendant que le fantôme réponde
aux hurlements nocturnes du combiné.
 
1967